Des Moulins et des Hommes: le titre à lui seul explique le succès de la série. Il y a chez Jacky Adam une capacité d’ouverture aux autres, des trésors d’empathie et d’amitié, tels que l’on peut difficilement y résister. Tout autre chose que de la simple curiosité: le goût de la vie, c’est-à-dire le goût du pain, des moissons, de la peine des hommes, de leurs joies aussi; et le goût de l’eau, des rivières, des rochers, des forêts. Rien de ce qui est humain, peut-on dire à juste titre, ne lui est étranger. Il y a là quelque chose de fraternel, une attention très fine portée à ce que l’autre dit, raconte, aux trésors de simplicité, de naïveté que renferme la parole des hommes de peine, cachée au plus profond de leur apparente naïveté. D’où ces nombreuses conversations qui émaillent les volumes précédents de la série, consacrés aux moulins de l’Ourthe et de ses affluents (il reste un tome à paraître).
Il serait sans doute sacrilège de comparer Jacky Adam à Dieu – eh bien, allons-y, tant pis pour le qu’en-dira-t-on: arrivé au septième jour, Jacky, comme Dieu le Père, se reposa. Et ce repos, c’est le babil naïf de tous ces ruisseaux, rivières et ruisselets, de toute la Wallonie cette fois, accompagné de multiples chansons tout aussi naïves, c’est le bavardage à mi-voix tout autour de l’âtre, chîjes ou escriènes, qui remonte à la nuit des temps. Quand, sur le chemin de l’école, nous râclions de nos souliers la boue de la route, pour élever des ébauches de barrages et détourner le cours de la pluie – Hoûte s’i ploût – c’est le geste premier, élémentaire du meunier que nous esquissions ainsi. Oui, les moulins remontent à la nuit des temps.
Et cela, voyez-vous, Jacky le sent plus fortement que quiconque. Symbiose avec les plantes, les animaux, sympathie profonde avec les gens, et synergie de tout cela qui a fait, au cours des siècles, la peine et la joie de nos tayons et ratayons. Ce sont comme des pas dans la neige, tous ces noms de conteurs, raconteurs, diseuses de bonne aventure et violoneux des bals d’autrefois. Armel Job, Willy Lassance, Louis Banneux et tant d’autres: non, Jacky n’a pas fait que se reposer le septième jour: il a chaussé ses bottes de sept lieues, il a étendu sur toute la Wallonie la toile serrée de son amitié, et c’est une joie pour moi que s’y soit prise la légende de la Fontaine bouillante, à Stambruges, au moulin de notre fille Pascale.
Légendes de toute sorte, évènements heureux ou malheureux, récits d’enfance qui sont entrée dans la vie, excès d’eau ou pénurie, quand le meunier ne sait plus à quel saint se vouer, et qu’il ne reste plus qu’à se donner au diable, quitte à le gruger par la suite. Fables d’animaux, notre miroir ou notre modèle; brigandages, meurtres et guerres, et l’argent qui s’en va sans qu’on puisse le rattraper. Tenez, ces traces sur le sentier, n’est-ce pas Le meunier, son fils et l’âne? N’est-ce pas la lurette, la belle lurette, qui vient de bondir dans les buissons? Et cet homme à demi caché derrière un vieux mur, n’est-ce pas Magonnette ou Gena, qui vient se faire faire des souliers?
Prenez garde, ce livre est un livre-fée, qui connaît tous les destins des hommes. Vous aurez de la peine à y retrouver votre chemin, tant nos forêts s’y enchevêtrent, nos rochers s’y contrarient, et les magiciens vous y guettent. Et s’il vous faut pour cela une formule magique, voici un poème que j’en ai tiré pour vous, et qui sent tout frais encore la myrtille et la framboise. Il est d’Hubert Juin, et a paru dans la Dryade à l’été 1975, et figure ici au chapitre Coo, sa cascade, son moulin:
Le meunier
Dedans: le blond du grain à perdre haleine Le continu du bruit rongeur Une pelisse de cuir fauve pour repas Sans halte ni hâte venaient les sbires du matin tôt levé la cantilène du saut de l’aube avec des lettres imprimées et des rumeurs foraines Vous songiez à une algue perdue parmi les îles et les patois ô clandestins des ronces Vos rêves jetaient l’ancre Parmi le cresson d’eau tremblait la fièvre des amours premières Où vient le blé vient l’écolière de l’éternel jeudi Après bien après nous avons appris l’impiété perverse et le goût des alcools Notre ignorance était grande, ô meunier du songe gardien des rêveries toi à qui l’exactitude des moissons confie les laines
Il y avait longtemps que les orties s’étaient tues les ajoncs se courbaient La neige chantait au-dessus de ses nids parmi les inventions modernes et les prodiges Il y avait longtemps que le grain fermentait l’avoine comptable des étés pourrissait dans les ronces avec les baies les curés de nos paroisses et nos femmes infidèles.
Merci, mon cher Jacky. Et vous, là-bas, dans les villes, n’oubliez pas: l’avenir nous regarde.
Joseph Bodson